Premiers instants de la vie

Georges Hourdin, dans un livre consacré à sa fille Marie-Anne, porteuse de trisomie 21, écrit : « Nous pensions, nous espérions, ma femme et moi, ma femme surtout, que Marie-Anne, lorsqu’elle était jeune, n’avait pas conscience de son état de handicapée ». Beaucoup de parents bercent cet espoir bien au-delà de la période de l’insouciance de l’enfance et s’arrangent pour ne pas trop se poser la question et, surtout, pour que leur enfant ne pose pas la question tant redoutée : « Handicapé, c’est quoi ? »

Dès l’instant où il arrive au monde, le nouveau-né porteur de trisomie 21 est, bien souvent, plongé dans un bain d’inquiétude, de déceptions, de révoltes, de larmes… La situation est encore plus cruelle depuis l’avènement des possibilités de diagnostic prénatal. C’est un peu comme si l’enfant perdait son identité au profit d’un statut mal défini, désigné par des mots plus ou moins savants tels que « mongolisme », « syndrome de Down », « trisomie 21 ». Il est l’objet de manipulations, d’examens, de regards inquisiteurs où la tendresse n’a pas forcément sa place. Il est présent quand on évoque la possibilité d’abandon, de renonciation à la filiation…

Que ressent-il alors, lui dont on dira si facilement, par la suite, qu’il ne se rend compte de rien, que l’on peut dire et faire ce que l’on veut devant lui puisqu’il ne comprend pas ?

Comment peut-on imaginer que rien ne se passe en lui à ces moments-là alors que tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance des premiers contacts pour l’enfant qui vient au monde ? Personne n’ignore que le premier regard posé sur lui par sa mère mais aussi par son père et l’entourage immédiat vaut tous les discours du monde ! C’est un peu comme la main que l’on pose sur lui : tendre, il le rassure et le réchauffe ; dur, il le recroqueville. Le tout-petit reçoit avidement tout ce qui se vit autour de lui. Bien souvent, à la consultation, je surprends une sorte de voile devant les yeux du nourrisson porteur de trisomie 21 qui, sur les genoux de sa mère, la voit pleurer. Oui, il « sait » ce tout-petit.

Vivre n’est pas seulement, une affaire d’intelligence ! Comme tous les hommes, les personnes souffrant d’un déficit mental possèdent un cerveau à la malléabilité étonnante et en permanente évolution. Leur savoir, leur expérience ne seront peut-être que limités et utilisables uniquement dans des milieux spécialisés mais ce qui est essentiel dans leur vie, c’est que tous puissent s’enrichir, progresser, qu’elles puissent avoir la conviction que leur vie a une vraie valeur et qu’elles sont irremplaçables, comme chacun d’entre nous. Tout ceci dépend essentiellement du regard que les autres portent sur elles.

A l’annonce du handicap, beaucoup de parents sont tentés par la mise en route immédiate d’un lourd programme de rééducation qui risque d’accaparer les forces vives de toute la famille. Les rééducations seront proposées en leur temps mais l’essentiel n’est peut-être pas là.

Que demande cet enfant « pas comme les autres » et qui le sait ?

Il nous demande d’être regardé tel qu’il est, avec ses qualités (et il en a), ses défauts (et il en a), son handicap (il est réel), d’être aimé en vérité, pour lui et non par pitié, d’être accompagné, guidé toute sa vie durant dans le respect de sa dignité de personne humaine. Le lieu privilégié de l’épanouissement de ce petit garçon qui va devenir un homme, de cette petite fille qui va devenir une femme, est, sans aucun doute, la famille, car c’est là qu’il va apprendre à être aimable, agréable à aimer et capable d’aimer, conditions indispensables au bonheur de sa vie d’adulte. C’est également l’école, celle qui correspond à ses capacités et qui va lui apprendre un métier, son travail de plus tard. Ce passage à la vie d’adulte n’est pas facile. Sylvain me l’a dit dans une lettre bouleversante : « Je veux te parler de la trisomie 21. C’est ma maladie. Je vis avec, chaque jour, depuis dix-sept ans et demi ». Lui, il sait ce que c’est… Il compte sur nous. Nous n’avons pas le droit de le décevoir. J’ai revu Sylvain cette année ; il m’a dit tout simplement : « Je voudrais que ma vie vaille la peine ».

Comment l’aider dans cette prise de conscience et lui faire comprendre qu’il est une personne à part entière qui s’éveille à la vie, unique et donc irremplaçable, et qu’il peut compter sur nous, parents, grands-parents, frères et sœurs, professionnels, amis, pour vaincre ses difficultés ? Comment lui dire ?

Quand on m’appelle dans une maternité ou dans un service pour voir un nouveau-né et ses parents, c’est au tout-petit que je m’adresse en premier. Je commence par le réveiller s’il dort : avant d’entrer dans une chambre, on frappe à la porte ; je fais de même, d’une certaine façon, avant de sortir l’enfant de son berceau qui est un peu « sa » maison, « sa » coquille. Je le prends contre moi, je l’appelle par son nom, le caresse. Je l’examine en lui parlant et en le regardant et je crois que l’on se dit beaucoup de choses, simplement par ce regard. Je lui dis ce qui se passe, puis je le mets entre son papa et sa maman. La conversation continue à quatre, coupée de silences souvent lourds d’interrogations. Le message donné, en même temps, à ce trio formé par le père, la mère et l’enfant, transmis ensuite aux frères et sœurs et aux grands-parents, est le début d’une alliance qui va se vivre au jour le jour et dans laquelle chacun a des droits et des devoirs.