Comment lui dire ?

Quand le tout-petit sera rentré à la maison, le dialogue devra continuer dans l’intimité familiale, avec des mots très simples, pour lui faire prendre conscience, au fur et à mesure de son éveil, d’abord de son identité et de sa filiation mais, aussi, de ses limites et des contraintes imposées par son état. Si ces mots sont dits avec des larmes, cela n’est pas grave du moment que l’enfant se sent aimé tel qu’il est, se sent regardé avec tendresse et respect. Cet échange, tout à fait extraordinaire et irremplaçable, passe par les yeux, les caresses lors des tétées, les câlins, les toilettes… Bien sûr, l’enfant ne comprendra pas la signification des mots mais du moment qu’ils sont dits par la voix de papa et de maman, il pourra les assimiler « par tous les pores de sa peau ». Après tout, c’est sa vie qui est en jeu et il serait tout à fait étrange que tout le monde soit au courant sauf lui !

Petit à petit, à travers les questions formulées par l’entourage à son sujet, l’enfant va prendre l’habitude d’entendre parler de son handicap, de la trisomie 21, bien souvent avec tendresse et respect mais également, heureusement, avec humour et, pour cela, les frères sont imbattables ! L’un d’entre eux m’a présenté fièrement son Nicolas en me disant : « Tu sais, même que mon petit frère il a un chromosome en plus ! » et ce n’était pas rien…

Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est la révélation brutale, implacable, par un tiers inconnu, avec des mots lancés sans aucun regard ni réplique possible, ou par un enfant qui ne se rend pas compte, alors, du mal qu’il fait.

Les mots dits par la voix de papa, de maman, d’un grand-parent, d’un frère, d’un médecin ou d’un éducateur connu et estimé seront reçus comme un appel à vivre, à se battre contre les difficultés parce que l’enfant se sera senti reconnu tel qu’il est, avec ses qualités (il en a), ses défauts (il en a), son handicap (il est réel) mais aussi parce qu’il aura compris qu’il n’est pas tout seul à savoir ses difficultés, ses peurs, ses frustrations et qu’il peut compter sur l’aide de gens solides et qui l’aiment.

Beaucoup de parents sentent la nécessité de dire ces mots mais avouent « ne pas avoir le courage de les dire »… Mais, ce courage, ils l’ont, chaque jour, en aidant l’enfant dans la découverte de sa personnalité, dans la prise de conscience de ses capacités mais aussi de ses limites. Il ne s’agit pas de faire un cours à cet enfant, de le prendre, un jour, entre quatre yeux pour lui dire : « Tu sais, j’ai quelque chose de grave à te dire : tu as une trisomie 21. C’est comme cela… on ne peut rien y faire ». Lui a-t-on annoncé, un jour, qu’il était un garçon ou une fille, que c’était comme cela et qu’on ne pouvait rien y faire ?

Cette révélation se fait progressivement, à l’occasion des évènements de la vie familiale ou, tout simplement, dans la vie de tous les jours. Ne jamais parler contre la vérité mais ne pas dire plus que ce que l’enfant peut ou désire entendre. Ce serait monstrueux de lui dire : « Tu n’es pas comme les autres, tu es handicapé, cela se voit : tu es trisomique ». Lui dire par contre, à l’occasion : « Je sais que pour toi c’est plus difficile que pour un autre, tu le sais aussi… je sais que tu as peur mais tu sais que je suis là pour t’aider, alors tous les deux, on va y arriver si tu le veux bien ».

C’est en agissant ainsi que l’on peut l’aider à progresser et à vaincre ses peurs et qu’un jour, devenu adulte, il pourra dire avec un immense sourire, comme je l’ai entendu de la bouche d’un garçon qui me montrait son premier bulletin de salaire : « Dis donc, c’est drôlement bien pour un trisomique 21 » ou qu’il pourra écrire, comme vient de le faire une petite fille : « Tu sais, j’ai eu la piqûre, j’ai été courageuse, j’ai pas pleuré ! »

La prise de conscience du handicap est bénéfique à la personne handicapée, même si elle est difficile à vivre ; elle est nécessaire, incontournable. Ce qui est refusé, ce sont les bonnes paroles, la pitié, les fausses consolations. Les parents se disent « inquiets » devant la question, plus réticents que les personnes handicapées elles-mêmes tant ils craignent, à juste titre, la souffrance pour leur enfant et les réactions de révolte bien normales… « Je veux pas être handicapé, moi », criait un petit garçon porteur de trisomie 21 à qui la maman expliquait qu’il devait quitter l’école où allaient ses frères pour entrer en IME. Cette quête montre bien, qu’on le veuille ou non, que tous ont conscience d’être différents, même ceux qui sont plus sévèrement handicapés… même ces enfants beaucoup plus handicapés que les autres trisomiques 21 et qui ne semblent n’avoir aucun éveil comprennent beaucoup plus de choses qu’on ne le croit et leur comportement auto-agressif est, bien souvent, l’expression d’une immense souffrance.

S’il est des questions auxquelles les mots ne peuvent donner aucune réponse satisfaisante, comme par exemple « Pourquoi moi ? Pourquoi pas les autres ? », il est toujours possible de faire comprendre que l’on a entendu la question, qu’elle est justifiée de même que la révolte mais que les performances, la réussite, la beauté, l’intelligence, ne sont pas tout dans la vie. La valeur est ailleurs… elle est peut-être, simplement, dans la qualité du regard dépouillé de fatuité, d’égocentrisme, qui permet de voir l’autre sans nier ce qu’il est, sans imaginer ce qu’il devrait être ou faire pour nous plaire, pour nous rassurer, pour combler notre fierté ; regard qui permet de l’accueillir tel qu’il est, à égalité de valeur avec nous-mêmes tout simplement parce qu’il est un homme, handicapé ou bien portant, embarqué, comme nous, dans l’aventure de la vie.